Il est parfois difficile de s’y retrouver dans les discours analysant le djihadisme, chacun tendant à se limiter à un seul aspect d’un mouvement qui tient de la nébuleuse, une nébuleuse dans laquelle coexistent des groupes en communication les uns avec les autres mais qui fonctionnent pourtant de façons très différentes. M. Maes identifie quatre grandes catégories de groupes djihadistes, à l’aide d’un tableau cartésien qui oppose communauté et marge d’une part, inflation et repli identitaires d’autre part.
Petite cartographie de la nébuleuse djihadiste de l’emprise
Il s’agit là d’une tentative de cartographie des djihadismes, mais aussi, dans le même mouvement, d’un guide de lecture, une façon d’aider les lecteurs à échapper aux polémiques entre auteurs. «Des milliers de voix jour et nuit, poursuivant chacune de son côté un tumultueux monologue, déversent sur les peuples un torrent de paroles mystificatrices, attaques, défenses, exaltations», écrivait Albert Camus dans ses Chroniques (1948, p. 258). La situation n’a guère évolué depuis, nous n’avons jamais eu autant besoin de vrais espaces de débat. À défaut, nous essayons de faire dialoguer les théoriciens en nous-mêmes, en prenant la clinique à témoin.
Si l’on prend, par exemple, ces deux extrêmes que semblent être le psychanalyste Fethi Benslama et l’anthropologue Dounia Bouzar, il nous semble que le premier tient un propos très pertinent et utile sur l’islamiste envisagé comme une réponse à ce qu’il appelle le «désespoir musulman», alors que les jeunes qu’a rencontrés la seconde souffriraient davantage de ce que M. Maes appelle, en paraphrasant Fethi Benslama, un «désespoir occidental»; les groupes auxquels s’appliquent le mieux les analyses du premier nous semblent intégristes, alors que ceux qu’analyse la seconde sont clairement sectaires.
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L’impérialisme: le djihad comme guerre sainte, les cas où il est «légitime»
Les guillemets encadrant l’adjectif «légitime» manifestent que si la violence est parfois nécessaire (par exemple pour se défendre d’une attaque), elle n’est jamais souhaitable. Ce qui doit être exploré ici, c’est la frontière difficile à tracer entre la «résistance» et le «terrorisme». Par ailleurs, il faut relever que les empires, les multinationales et les monothéismes ont en commun d’être par définition transnationaux ou d’y prétendre, d’où l’on est fondé de parler d’inflation identitaire…
«Le mot "Jihad" ne signifie pas "guerre sainte". Il désigne la lutte et l’effort. Les mots utilisés pour la guerre dans le Coran sont "Harb" et "Qitâl". Le Jihad quant à lui désigne la lutte sérieuse et sincère aussi bien au niveau individuel qu’au niveau social. C’est la lutte pour accomplir le bien et éradiquer l’injustice, l’oppression et le mal dans l'ensemble de la société. […] Le Jihad consiste à protéger la foi de l’individu et ses droits. Le Jihad n’est pas toujours une guerre bien qu’il puisse parfois prendre cette forme. L’Islam est la religion de la paix mais cela ne signifie pas qu’il accepte l’oppression. […] Au cours de l’histoire de l’Islam, depuis le Prophète — paix et bénédiction sur lui — jusqu’à aujourd’hui, les Musulmans ont, le plus souvent, résisté à l’oppression et ont lutté pour la liberté par des moyens pacifiques et non-violents. […] L’Islam enseigne également une éthique convenable en cas de guerre. La guerre est permise en Islam, mais uniquement lorsque les autres moyens pacifiques comme le dialogue, les négociations et les traités échouent. La guerre est le dernier recours et doit être évitée le plus possible. Son but n’est pas de convertir les gens par la force, ni de coloniser les peuples, ni d’acquérir des terres, des richesses ou une gloire quelconque. Son but fondamental est la défense des personnes, des biens, de la terre, de l’honneur et de la liberté, aussi bien pour soi-même que pour les autres peuples qui souffrent de l’injustice et de l’oppression.» (Docteur Muzammil Siddîqî, sur islamophile.org)
Tout cela semble beau et bon, mais si l’on y regarde de plus près et si l’on essaie de se mettre à la place des musulmans vivant dans des dictatures soutenues par l'une ou l'autre grande puissance occidentale, il apparaît qu'il doit leur sembler que les «moyens pacifiques comme le dialogue, les négociations et les traités» ont échoué...
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L’intégrisme: le djihad comme remède au «désespoir musulman»
La radicalisation au sens étymologique du terme est un retour aux «racines», c’est-à-dire un repli identitaire, sur une religion, une race, un état, etc. C’est de cela dont parle Fethi Benslama quand il attribue les islamismes à un «désespoir musulman» (2016), mais c’est aussi cela dont il est question sous la plume de Farhad Khosrokhavar dénonçant l’existence de «radicalismes laïques» (2014), par les partis d’extrême droite.
«Pour la majorité, l’offre djihadiste consiste à superposer le tort fait à la communauté musulmane au vécu d’un préjudice individuel dans l’existence du sujet.» (Benslama, 2016, p. 54)
«Il y a lieu aujourd’hui de parler d’un désespoir musulman.» (ibidem, p. 63)
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Le sectarisme: le djihad comme remède au «désespoir occidental»
Fethi Benslama nie qu’il puisse y avoir une quelconque dimension sectaire dans le radicalisme musulman, pourtant nous voyons mal, quant à nous, comment un jeune bleu, blanc, belge pourrait se sentir concerné par le «désespoir musulman». Au contraire, un examen même superficiel du discours des recruteurs montrent qu’ils exploitent un fonds de «désespoir occidental». Ce qui est visé, c’est moins la libération de tel ou tel pays musulman qu’un ordre mondial: imposer «l’islam» au monde apparaît alors comme la seule voie possible pour le sauver (Bouzar, 2015)…
«S’agissant des 400 parents qui ont appelé le CPDSI jusqu’à ce jour, les chiffres sont éloquents : 40% des familles se déclarent athées, 40% catholiques, 19% musulmanes et 1% juives. Le début du processus a lieu fréquemment lors du passage à l’âge adulte : 30% sont des mineurs (de plus en plus jeunes), 39% sont des jeunes majeurs (18-21 ans) et 31% des majeurs de 21 à 28 ans.» (Bouzar, 2015, p. 34)
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Le clanisme: le djihad comme métamorphose de la «bande»
À l’ère d’internet, un nombre croissant de personnages plus ou moins pathologiques épluchent les sites «djihadistes» et seuls ou en très petits groupes, se taillent sur mesure leur propre «religion» (Khosrokhavar, 2014). Cela peut déboucher sur des actes terroristes, dont certains seront revendiqués par tel ou tel grand groupe en l’absence de toute filière.
«Dans les nouvelles générations en Europe, les jihadistes sont en majorité (mais pas en totalité) des jeunes dont le parcours a été chaotique (délinquance, puis raidissement idéologique) et qui cherchent dans l’action radicale une identité qu’ils n’ont pu trouver autrement. Le djihadisme est un acte de « recouvrement d’identité » dans une société où l’identité est multiple (dimension positive) mais aussi éclatée (dimension négative).» (Khosrokhavar, 2014, p. 94)
«Dans la délinquance, la haine de la société s’exprime sous une forme non idéologique, selon une logique égoïste: on ne cherche pas à changer le monde, on tente d’améliorer son propre sort au mépris des lois qui vous empêchent d’accéder au statut des riches. […] La victimisation justifie en ce sens la violence en retirant à l’individu l’aptitude à la culpabilisation. […] Un pas supplémentaire est franchi quand la "haine" de la société induite par la victimisation se sacralise dans le registre islamique.» (ibidem, p. 116)
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Le «fondamentalisme laïque» (Khosrokhavar, 2014)
Le concept de radicalisation date du XVIIe siècle et jusque récemment s’appliquait exclusivement à l’univers politique: l’extrême gauche et l’extrême droite, mais aussi toutes les situations où la défense de certaines convictions pourraient basculer dans des actions anti-démocratiques.
«Le problème est qu’en étendant indûment la suspicion à l’ensemble des adeptes du fondamentalisme islamique, on provoque une stigmatisation qui peut à la limite contribuer à créer l’effet de radicalisation que l’on souhaitait précisément éviter. Une forme de « prophétie autoréalisatrice » se mettrait ainsi à l’œuvre, qui pousserait à la radicalisation ceux-là même que l’on soupçonne de radicalisme par leur attitude intégriste.» (Khosrokhavar, 2014, p. 152)
«On est en droit de parler d’un fondamentalisme laïque face au fondamentalisme islamique.» (ibidem, p. 153)
«L’application de la laïcité dans sa version rigide empêchera la coopération des autorités religieuses et civiles au sein de structures souples où les agents de l’Etat côtoieraient ceux de la société civile et des communautés réelles.» (ibidem, p. 183)
© Jean-Claude Maes, le 31 mai 2018