Comment s'organise un groupe ou une communauté?
Avant d’aborder la question de la radicalisation religieuse, j’aimerais dire un mot sur l’organisation des groupes et des communautés.
Le mythe fondateur
Les thérapeutes familiaux et les anthropologues sont d’accord pour affirmer qu’elle repose sur un mythe fondateur, c’est-à-dire un récit plus ou moins légendaire de la fondation. Dans l’histoire des couples, par exemple, il s’agit du récit de la rencontre, plus ou moins objectif ou subjectif, factuel ou imaginé. Ces récits, sans que les acteurs en présence en soient toujours conscients, se mettent en scène dans les rituels du quotidien. Par exemple: est-ce monsieur, madame ou un des enfants qui occupe la place d’honneur à table? Heureusement, la réponse à cette question n’est pas forcément un reflet d’une hiérarchie familiale, par contre elle s’explique aisément en se référant à un des récits fondateurs de la famille.
Les règles
Le processus est le suivant: premièrement, les mythes véhiculent des valeurs; deuxièmement, ces valeurs sont formalisées en règles; troisièmement, ces règles ne sont respectées que dans la mesure où elles s’inscrivent dans des routines, des comportements répétitifs, bref des rituels. Dans le cas des couples, la formalisation de règles est presque toujours inconsciente: tous les couples signent un contrat, mais celui-ci est implicite, il est rare qu’il soit l’objet de discussions, et il faut souvent une thérapie de couple pour que les règles deviennent explicites.
Les rituels
En ce qui concerne la ritualisation des règles, un bon exemple est celui des rituels de politesse: «Bonjour», «Au revoir», «S’il te plaît», «Merci», etc. D’aucuns accusent ces rituels d’être de pure forme, et estiment que la seule politesse qui vaille est celle du cœur, mais on ne peut être en permanence attentif à autrui et à toutes les règles du contrat, même quand il est explicite: les rituels compensent cette incapacité. Au niveau collectif, on pourrait évoquer, en particulier, les rituels judiciaires, incluant le décorum dans ce qu’il peut avoir d’apparemment ridicule: si les acteurs judiciaires maintiennent ces rituels, je pense qu’ils ont leurs raisons, qui doivent être que cela soutient efficacement le processus judiciaire.
Les rites de passages
Voyons la suite: les rituels servent à préserver quelque chose comme un programme relationnel dont il faut de temps en temps effectuer une mise à jour. Dans les cultures traditionnelles, ces changements sont soutenus par une structure rituelle que l’anthropologue Arnold Van Gennep a qualifié de «rite de passage» (1909). Il s’effectue en trois temps qui tous mettent en scène un franchissement de seuil:
1. Les rituels de séparation marquent le fait de quitter un groupe d’appartenance, par exemple le monde de l’enfance. Je donne très intentionnellement cet exemple-là, parce que le passage de l’enfance à l’âge adulte est devenu très problématique en Occident (c’est ce qu’on appelle l’adolescence) et qu’il n’est pas rare qu’il soit central dans les enjeux d’une radicalisation. C’est ainsi que beaucoup de comportements violents à l’égard de la famille d’origine s’expliquent par une difficulté de séparation.
2. Les rituels de marge soutiennent une appartenance qui doit, en principe, rester transitoire, et permettre à la personne qui s’y soumet de changer d’identité, par exemple de construire son identité d’adulte. Certains groupes radicalistes musulmans constituent à cet égard une belle illustration, car l’entrée dans le groupe s’y accompagne d’un changement de prénom avec, pour les hommes, le préfixe Abu qui signifie «père».
Souvent, les rituels de marge impliquent suffisamment la communauté pour participer à l’évolution du mythe fondateur. Les épreuves initiatiques en particulier sont susceptibles de laisser des traces, certaines initiations étant plus mémorables que d’autres. Sans aller aussi loin, les grandes étapes du développement d’un enfant restent dans les mémoires de tous les membres de la famille et sont souvent ré-évoquées. Certaines rentrent véritablement dans la légende familiale. Dans ce cas, on peut dire que le changement d’identité de l’enfant entraîne un changement d’identité collective.
3. Le retour dans la communauté s’accompagne de rituels d’agrégation, par exemple une fête, ou encore une libation («Il est des nôtres, Il a bu son coup comme les autres»). Ces rituels sont ceux que la communauté utilise pour accueillir les étrangers, dans le but de les transformer en semblables.
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Comment s'organisent les radicalismes religieux?
Voyons à présent en quoi la radicalisation religieuse pourrait pervertir ce parcours.
Le mythe fondateur
Les radicalismes religieux, qu’ils soient fondamentalistes, intégristes ou sectaires, se caractérisent tous par la référence à un livre sacré avec, d’une part, une lecture très littérale et, d’autre part, la prétention d’une lecture qui non seulement serait meilleure que celle des autres groupes, mais serait sa seule lecture valable. Sur le moyen terme, cela donne un résultat très paradoxal: à la fois les adeptes peuvent citer des passages parfois assez longs du livre de référence, et à la fois on est en droit de se demander s’ils saisissent le sens de ces passages dans toute leur complexité. On pourrait résumer l’explication de ce paradoxe par le concept d’auto-engendrement: même s’ils font usage de la tradition exégétique pour interpréter les textes, leur prétention est pourtant de ne pas interpréter, de procéder à une lecture littérale, ce qui revient à nier toute filiation: il n’y a personne entre nous et YHWH, entre nous et le Christ, entre nous et Mohamed, entre nous et Bouddha, etc. De façon métaphorique, on pourrait dire qu’une branche de l’arbre prétend retourner aux racines sans passer par le tronc…
Les règles
Une deuxième caractéristique tient aux règles, qui posent des obligations là où l’éthique de réciprocité aurait tendance à poser une interdiction: on peut parler de perversion des règles. Dans les groupes sectaires, par exemple, l’obligation prosélyte prend volontiers des allures de harcèlement. On pourrait évoquer, dans d’autres contextes, des pratiques telles que l’excision, l’immolation, etc. Toutes ces pratiques et d’autres ont en commun qu’elles sont perpétrées au nom d’une morale qui se prétend universelle, et que ses dépositaires se sentent dès lors non seulement autorisés mais carrément obligés à appliquer à autrui.
Les rituels
Une troisième caractéristique concerne les rituels qui, au lieu de soutenir la possibilité de vivre ensemble malgré les différences et les différends qui ne peuvent manquer dans une vie en communauté (rituels d’appartenance d’après Neuburger, 1988), veulent que tout le monde pense la même chose, veuille la même chose, etc. (rituels d’inclusion d’après ibidem). Les autres ne sont pas des «semblables», mais des «mêmes». Cet aspect de la radicalisation religieuse est passablement paradoxal, car la religion, du latin religare qui signifie le lien, serait supposée par définition proposer des rituels du premier type, et quoi qu’en pensent les «fondamentalistes laïques», c’est ce qu’elle fait toujours, quelles que soient les croyances.
Les rites de passage
Une quatrième caractéristique concerne les rites initiatiques. En cas de radicalisation, souvent, les rituels d’agrégation ne servent pas à retourner vers la communauté mais à rester dans la marge, et présentent une dimension d’irréversibilité. Cela tient à un fonctionnement idéologique qui procède à un véritable clivage du pur et de l’impur: les membres du groupe radicaliste se voient comme des «mêmes» au prix d’une condamnation et d’un amalgame du monde extérieur. Et les transfuges sont condamnés de façon plus sévère: celui qui n’a pas rencontré la Vérité, on ne peut lui en vouloir, c’est un ignorant; celui qui l’a rencontrée mais ne l’a pas entendue, il faut s’en méfier, surtout si son refus est argumenté, car cette argumentation est inspirée par Satan; celui qui a vécu la Vérité puis s’en est détourné, c’est un mélange de pesteux et de lépreux, il est dangereux, il ne faut plus l’écouter, ni même lui adresser la parole. Ce fonctionnement binaire, au fond tous les membres du groupe en perçoivent la force, ce qui fait que quand ils réalisent les raisons qu’ils auraient de quitter le groupe, ce départ s’avère sinon impossible, du moins très difficile. C’est une dimension à laquelle il faut être extrêmement attentif en matière de prévention secondaire et quaternaire.
© Jean-Claude Maes, le 21 avril 2020
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