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Le vécu des proches face à la radicalisation d'un jeune (ou d'un moins jeune)

   

Des proches d’une personne radicalisée, et plus particulièrement de sa famille, on peut dire deux choses au moins:

   

  1. Croyant agir selon un élémentaire bon sens, ils alimentent la radicalisation. Il importe dès lors de les aider à développer de nouvelles stratégies, à inventer des réactions inédites qui sèment des «graines de déradicalisation» plutôt que de nourrir les «graines de radicalisation» semées par le groupe radicaliste. Cette métaphore couvre une réalité méconnue: le recruteur n’a pas le pouvoir de radicaliser la recrue, il peut seulement semer une graine, qui va germer ou non, croître ou non, selon qu’elle tombe dans un sol qui s’y prête ou pas; de même, nul n’a le pouvoir de déradicaliser la recrue, on peut seulement semer des graines dont on ignore lesquelles produiront un effet, lesquelles n’en produiront pas.

  2. Aucun changement n’est possible sans un travail de deuil. On lira utilement, à ce sujet, les chapitres d’Evelyne Josse dans notre ouvrage: «Se protéger du radicalisme» (2018). Nous nous demanderons, pour le moment, de quoi les proches doivent faire le deuil.

  

Des «morts-vivants»

  

Du jeune (ou du moins jeune) qui s’est radicalisé et/ou qui est pris dans une «emprise déviante» (Eiguer, 1989), les proches disent qu’on ne le reconnaît plus, que quelqu’un lui a volé son âme et en a mis une autre à la place, qu’on dirait un «zombie», un «mort-vivant». Ce ressenti et la façon dont il s’exprime circonscrivent un premier type de deuil nécessaire à la prévention secondaire.

  

Les choses sont un peu plus compliquées que cela. Elles se passent comme si l’identité de la personne radicalisée se divisait en deux: une première partie, que nous allons qualifier de Soi-Famille, occupait le devant de la scène et se fait plus discrète, il faut très bien connaître la personne pour en repérer les émergences; la seconde partie, que nous allons qualifier de Soi-Groupe, occupe (presque) toute la place à partir de la conversion. Mais à nouveau, les proches sont capables, s’ils s’en donnent la peine, d’en trouver des traces dans le passé de la personne. À l’issue de ce travail, la communication peut évoluer de façon positive, et les proches deviennent capables, sinon de semer les «graines de la déradicalisation», du moins de cesser de nourrir les «graines de la radicalisation» semées par le groupe radicaliste.

  

Des «vivants-déjà-morts»

  

Dans les cas les plus extrêmes, les relations deviennent tellement pénibles et/ou l’inquiétude monte à un tel niveau qu’on en viendrait presque à souhaiter la mort de la personne radicalisée, sans haine mais dans un besoin de soulagement dont on se sent, bien sûr, très coupable. Les premières fois que de tels ressentis se sont exprimés en psychothérapie concernaient probablement la toxicomanie: apprendre que l’enfant est décédé d’une overdose est terrible, mais cet événement était prévisible. Ils sont très présents dans les cas où un fils, une fille, a quitté la Belgique pour se rendre dans un pays en guerre: apprendre que l’enfant est décédé est terrible, mais cette nouvelle rompt l’attente angoissante (traumatisme de type II) de cet événement. Tout cela peut sembler, à ceux qui ne l’ont pas vécu, un peu monstrueux, pourtant c’est une forme de deuil susceptible, lui aussi, d’avoir un effet positif sur la dynamique familiale. On y apprend, par exemple, que chaque moment heureux qu’on partage avec la personne radicalisée est précieux, que le plus important c’est le lien dans ses manifestations les plus modestes. Le psychanalyste Paul-Claude Racamier l’exprime d’une très belle plume dans «L’inceste et l’incestuel»: «Le territoire des rêves et des fantasmes, des découvertes quotidiennes et des créations rares, la foule des souvenirs d’enfance, des petits plaisirs et des péchés mignons : ce pain quotidien de la vie psychique, ce jardin de la psyché que l’incestuel déserte dans sa course à l’absolu en est un antidote modeste et peu remplaçable. Nous en ferons cas. Nous en ferons l’éloge. Nous en donnerons l’exemple. On aurait tort de négliger cette horticulture, alors même que cette famille, ce couple, cet individu sont fascinés par leur funeste culte incestuel» (1995, p.229).

  

Des «disparus»

  

Les médias en ont beaucoup parlé à l’époque de l’affaire Julie et Melissa, la disparition d’un enfant est encore plus difficile à vivre que son décès (alors que rien ne peut être pire, a priori, que la mort d’un enfant).

  

Il y a beaucoup de façon de disparaître. Dans le cas des jeunes partis dans un pays en guerre, les communications sont difficiles et l’hypothèse de décès toujours plausible mais difficile à objectiver. Même quand le décès est annoncé par des frères d’armes, il reste un petit espoir qu’on ne peut totalement écarter du fait qu’on ne peut rapatrier le corps. Sans parler d’une foule de petits problèmes concrets qui remuent le couteau dans les plaies: des successions complexes, avec des comptes bancaires impossibles à fermer, des démarches administratives impossibles à finaliser, etc. Quelque chose du disparu continue à vivre et lacère le cœur des vivants.

  

De façon moins tragique mais tout aussi douloureuse, certaines personnes disparaissent «dans la nature», deviennent incontactables, pourraient être mortes sans qu’on n’en sache rien. Ces disparitions peuvent faire suite à des disputes, mais pas forcément. Simplement, plus rien n’existe pour la personne radicalisée en dehors de ses nouveaux liens, les anciens deviennent secondaires voire inexistants, ennuyeux faute de sujets de conversation.

  

Des «revenants»

  

Le concept de «revenants» ou returnees est apparu pour qualifier les jeunes qui reviennent de Syrie, mais il s’applique parfaitement bien à toutes les personnes déradicalisées. Leurs proches ont l’impression (fausse) qu’elles vont redevenir «comme avant», or cela ne peut être le cas. Il y a, dans toute radicalisation, une dimension initiatique faisant que l’identité se transforme. La division caractéristique de l’emprise radicaliste se résorbe, l’identité redevient unitaire, mais les cartes sont redistribuées. À nouveau, il y a un deuil à faire, dont dépend l’évolution de la situation. Si les proches acceptent que la personne déradicalisée ne redeviendra pas «comme avant», il est même possible que le bilan devienne positif, que la personne émerge de sa mésaventure mûrie, avec de nouveaux investissements et projets qui répondent à ses motivations de façon plus adaptée. Si, par contre, ils ne l’acceptent pas, il y a un risque que la personne déradicalisée connaissent de nouvelles dérives: rechute, alcool, drogue, relation perverse narcissique, délinquance, etc.

  

Après quoi, ce n’est pas inscrit dans le marbre, et il ne faudrait pas tout mettre sur le dos des proches, qui ont déjà assez à porter comme cela. En pratique, il est rare que l’on trouve une causalité évidente entre le vécu dans la famille d’origine et la radicalisation. Par contre, la famille a toujours plus de pouvoir d’action qu’elle ne le croit. Une thérapie familiale, en la matière, ne vise pas à repérer des causalités, des responsabilités (même s’il y en avait, cela ne changerait rien à la situation), mais à mettre en place des stratégies de prévention secondaire et tertiaire, ce qui, répétons-le, passe inévitablement par un deuil (prévention quaternaire).

  

© Jean-Claude Maes, le 15 octobre 2020

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